CHAPITRE XI

 

 

         Dubán et Fidelma chevauchaient de front sur le chemin étroit serpentant au milieu des grands chênes des gorges montagneuses. Frère Eadulf venait derrière eux. Dans des endroits aussi sinistres et peu fréquentés, ils pouvaient sans s’en rendre compte passer à quelques toises d’une bande de brigands. Dans cette forêt impénétrable où le soleil ne filtrait pas à travers les arbres, il faisait froid, les fleurs étaient rares et les plantes qui appréciaient l’humidité obscure avaient envahi les sous-bois, ce qui rendait la progression pénible, l’atmosphère étouffante. L’œil aux aguets, Eadulf laissait sa monture avancer au rythme des chevaux de tête.

La tranquillité du lieu était oppressante. Les pépiements d’oiseaux isolés résonnaient étrangement. De temps à autre, on percevait des bruissements de feuilles et la fuite précipitée d’un animal dérangé par leur intrusion.

— Voilà un endroit bien lugubre pour y élire domicile ! clama Eadulf, brisant le silence qu’ils observaient depuis qu’ils avaient pénétré dans ces bois.

Dubán lui adressa un bref sourire.

— C’est dans la nature des ermites de s’installer dans des lieux qui rebutent le commun des mortels, Saxon.

— J’en ai connu de plus salubres. Quel intérêt de se retirer loin du monde si c’est pour y laisser sa santé ?

Ça se discute, Saxon. On raconte qu’aujourd’hui, Gadra compterait plus de quatre fois vingt ans. On aura de la chance s’il est encore parmi nous.

— Dites-nous-en davantage sur l’ermite Gadra et ses enseignements remplis de sagesse, intervint Fidelma.

— Pour moi, Gadra est sans âge et éternellement le même.

— Mais d’où vient-il ?

Dubán haussa les épaules.

— Il serait un religieux du temps jadis, je n’en sais pas plus.

— Un druide ? s’exclama Fidelma.

Dans les cinq royaumes, ceux qui adoraient les dieux païens se faisaient rares ». Fidelma en avait tout de même rencontré quelques-uns qui s’accrochaient aux croyances et aux coutumes anciennes. Elle avait toujours admiré leur philosophie, que la nouvelle foi dans le Christ n’avait pas encore totalement effacée.

— Sans doute. Quand j’étais petit, on nous recommandait de nous tenir éloignés de lui. Le prêtre prétendait qu’il se livrait à des sacrifices humains dans cette forêt désolée aux chênes centenaires.

Fidelma poussa une exclamation indignée.

— Quand on ne comprend pas une autre religion que la sienne ou qu’on désire l’éliminer, on a toujours recours à cet ultime mensonge des sacrifices humains. Brigitte au nom béni, fondatrice de mon ordre à Kildare, était druidesse et fille d’un druide, un homme très honorable. Pour en revenir à Gadra, sait-on quand il est arrivé ici ?

— Du temps, je crois, où le père d’Eber était enfant. Il avait des dons de guérisseur et on l’admirait pour sa clairvoyance.

— Comment aurait-il pu guérir s’il ne croyait pas dans la vraie foi ? protesta Eadulf.

Fidelma sourit à son compagnon.

— Comment réfuter une telle logique ? répondit-elle avec malice.

Propose-t-il ses traitements au nom du Christ roi ? s’obstina Eadulf d’un air fâché.

Il traite les affligés en son nom personnel, répliqua Dubán. Bien sûr, le père Gormán s’empressait de dénoncer les malheureux qui étaient allés chercher du secours auprès de Gadra, dont cela fait maintenant plusieurs années que je n’ai pas entendu parler. À mon avis, il est mort et nous perdons notre temps.

Eadulf s’apprêtait à répondre quand Dubán leva la main.

— Nous approchons de la clairière où il avait élu domicile.

Ils tirèrent sur la bride de leurs chevaux et Fidelma examina les alentours avec curiosité.

— Restez ici, leur ordonna Dubán. S’il est encore de ce monde, je pense qu’il me reconnaîtra.

Il enfonça ses talons dans les flancs de sa monture et s’avança sur le chemin caillouteux vers la petite clairière lumineuse, devant eux, où l’on entendait le murmure d’un ruisseau. Fidelma crut distinguer une chaumière en lisière de la forêt.

— Gadra ! Gadra !

La voix du guerrier, dont les rochers alentour se faisaient l’écho, résonna au loin.

— C’est Dubán d’Araglin ! Etes-vous toujours vivant ?

Le silence se fit, puis une voix forte et grave, enrouée par l’âge, s’éleva :

— Si je suis mort, Dubán d’Araglin, alors c’est sûrement un spectre qui te répond.

Puis plus rien. Après quelques instants, Dubán héla ses compagnons qui le rejoignirent.

Sur un terrain plat, près d’un cours d’eau qui dévalait la montagne, s’élevait une solide maisonnette en bois au toit de chaume, entourée d’un potager et d’arbres fruitiers. Dubán sauta de son cheval qu’il attacha à un buisson. Il se tenait à quelques pieds d’un petit vieillard avec une masse de cheveux blancs, appuyé à un bâton d’épine poli. À première vue, il semblait assez frêle, mais cette apparence était trompeuse. Sec et musclé, revêtu d’une robe safran, un cercle d’or enserrait son cou, gravé de symboles inconnus de Fidelma.

Elle sauta de son étalon qu’elle confia à Eadulf.

— Soyez béni, Gadra, dit-elle en inclinant la tête.

Des yeux perçants d’un gris bleuté brillaient dans le visage hâlé par la vie en plein air qui lui faisait face. La chevelure blanche du vieil homme lui tombait jusqu’aux épaules et sa barbe soyeuse, coupée court, laissait apparaître le collier resplendissant sur sa poitrine. A l’évidence, Gadra avait atteint un âge canonique que laissaient deviner ses épaules voûtées, mais, à la grande surprise de Fidelma, son visage était resté jeune et lisse.

— Bienvenue en ces lieux, fille de Failbe Flann.

Elle tressaillit.

— Mais comment... ?

Le vieil homme éclata de rire.

— Qu’avez-vous appris d’autre de Dubán ? ajouta aussitôt la religieuse d’un air contrit.

Gadra hocha la tête.

— Vous avez l’esprit vif.

Il jeta un coup d’œil au moine qui s’occupait des chevaux.

— Venez par ici, Eadulf de Seaxmund’s Ham, et discutons un peu.

Fidelma s’assit spontanément en tailleur devant l’ermite, la position de la novice devant le maître qui était la sienne quand elle suivait l’enseignement de Morann de Tara. Eadulf préféra se percher sur une grosse pierre ronde et Dubán l’imita, pensant sans doute que sa dignité souffrirait de se retrouver le derrière dans l’herbe. Gadra, qui malgré son grand âge ne manquait pas de souplesse, adopta la même posture que la jeune femme.

— Avant de commencer notre entretien...

Gadra posa la main sur le croissant d’or à son cou.

— ... ceci vous dérange-t-il ?

— Du tout, pourquoi ?

Gadra pointa son crucifix du doigt.

— Certains pensent qu’ils sont incompatibles.

— Pendant des siècles, votre croissant a pour notre peuple représenté un symbole de lumière et de connaissance, pourquoi le craindrais-je ?

— Ceux qui se sont tournés vers le Christ s’en offensent souvent.

Eadulf changea de position sur sa pierre. Se retrouver en compagnie d’une personne qui arborait un emblème païen le dérangeait.

— Vous n’avez pas embrassé la vraie foi ? demanda-t-il d’un ton de reproche.

Gadra lui adressa un sourire amusé.

— Je suis un vieil homme, frère saxon. En moi, les dieux et les déesses refusent de s’éteindre. Mais je ne m’oppose point à vos nouvelles coutumes, vos pensées novatrices et vos récents espoirs. Le passé se désagrège pour laisser la place à une vie nouvelle, ce qui est une bénédiction et dans la nature des choses, mais aussi un danger pour les enfants de Danu, la déesse-mère. Les cycles se succèdent à l’infini. Les anciens dieux meurent pour céder la place à d’autres, et le temps viendra où eux aussi disparaîtront.

Eadulf faillit s’étrangler d’indignation.

— Nous sommes les prisonniers de notre époque, se hâta d’ajouter Fidelma.

Gadra gloussa de plaisir.

— Vous avez une bonne perception des choses, Fidelma. Pouvez-vous me dire ce qui est plus rapide que le vent ?

— La pensée, répliqua aussitôt Fidelma, car elle connaissait le jeu auquel jouait le vieil homme.

— Et ce qui est plus blanc que la neige ?

— La vérité.

— Et plus aigu que l’épée ?

— La connaissance.

— Alors nous sommes faits pour nous entendre, ma fille. Je suis le dépositaire d’un savoir qui s’évanouira quand je mourrai. Ainsi soit-il. Et voilà pourquoi je suis venu finir mes jours dans la forêt.

Fidelma resta un instant silencieuse, puis demanda :

— Dubán vous a-t-il donné des nouvelles d’Araglin ?

— Non. Mais je suppose que vous n’avez pas fait ce voyage dans le seul but de me saluer.

— Eber a été assassiné.

Gadra ne parut pas autrement surpris.

— De mon temps, on aurait célébré la mort d’une âme ici-bas, car cela signifiait qu’une âme était née dans l’autre monde. Et nous pleurions une naissance car une âme avait trépassé dans l’au-delà.

— La mort d’Eber me concerne de plus près, Gadra, car je suis avocate des cours de justice des cinq royaumes.

— Excusez-moi si j’ai parlé en philosophe. Bien sûr, la façon dont il est passé de vie à trépas ne m’est pas indifférente. Je suppose que Muadnat a été élu chef ?

Fidelma le fixa d’un air ébahi.

— Crón est tanist et sera chef quand le derbfhine de sa famille confirmera son élection.

Gadra détourna le regard.

— Donc Eber a été supprimé et vous, mon enfant, êtes chargée de mener l’enquête ?

— C’est exact.

— En quoi puis-je vous aider ?

— Móen a été retrouvé auprès du corps d’Eber, un couteau sanglant à la main.

Une expression de stupeur vite dissipée se peignit sur le visage serein de l’ermite.

— Móen serait-il soupçonné d’avoir poignardé Eber ?

— En effet.

— Si je n’avais vécu suffisamment longtemps pour être le témoin d’événements inconcevables, j’affirmerais que ce garçon est incapable d’un tel acte.

Fidelma fronça les sourcils.

— Mais vous acceptez qu’il ait pu le commettre ?

— Dans des circonstances déterminées, le plus docile des êtres humains peut tuer.

Fidelma fit la grimace.

— Docile n’est pas le mot que j’emploierais pour Móen.

Gadra soupira.

— Croyez-moi, je connais ce garçon sensible qui est d’une nature pacifique. Teafa et moi lui avons appris tout ce qu’il sait et je l’ai regardé grandir.

— Comment cela, vous lui avez appris ?

— Il s’agit du terme exact. Que répond le garçon à ces accusations ?

— Móen étant sourd, muet et aveugle, comment s’exprimerait-il ?

Gadra poussa une exclamation d’impatience.

— Grâce à Teafa, bien sûr. Il communique par son intermédiaire. Alors ?

— Eh bien...

Gadra la fixa avec intensité.

— Il est arrivé quelque chose à Teafa ?

— Elle est morte.

Gadra se redressa, les yeux perdus au loin.

— Je prierai pour qu’elle ait une belle renaissance dans l’autre monde, murmura-t-il. C’était une femme bonne et dotée d’une âme noble. Elle a été tuée par Eber ? Le garçon l’a défendue contre lui ?

Fidelma secoua la tête, troublée par la réaction du vieil homme.

— Móen est accusé d’avoir poignardé Teafa avant de se rendre chez Eber qu’il aurait tué de la même façon.

— Est-ce possible ?

Gadra, malgré ses longues années d’autodiscipline pour contrôler ses émotions, semblait profondément bouleversé.

— Je suis venue pour vérifier les faits.

— Ils sont faux, affirma Gadra d’un ton péremptoire. Si Eber l’avait provoqué avec une grande cruauté, je vous concède que Móen aurait pu se retourner contre lui, mais il n’aurait jamais frappé Teafa, sa mère nourricière.

— Des fils ont déjà tué leur mère, intervint Eadulf.

Gadra l’ignora.

— Quelqu’un a-t-il été en mesure d’établir un contact avec Móen depuis la mort de Teafa ?

Fidelma secoua la tête.

— D’après mes renseignements, seule Teafa possédait ce don. Un sourd-muet aveugle...

Gadra parut très attristé.

— Il existe diverses formes d’échanges. Le garçon peut toucher, sentir les odeurs et les vibrations. Quand certains sens nous sont refusés par le destin, nous en développons d’autres. Il s’est donc muré dans le silence ?

— Oui, ce qui explique ma venue ici.

— Il faut que je retourne avec vous au rath pour parler avec lui, lança l’ermite avec fermeté.

Fidelma était abasourdie. Elle était venue lui demander conseil, mais n’aurait jamais imaginé qu’il insisterait pour les raccompagner au village.

— Si je suis le témoin de vos échanges, alors je croirai aux miracles.

— Pauvre Móen, murmura Gadra, ignorant les événements qui ont conduit à son enfermement et en proie à une terreur sans nom...

— S’il est innocent, il traverse une terrible épreuve, intervint Eadulf. Mais je m’étonne que personne au rath, à part Teafa, n’ait été en mesure de communiquer avec lui.

Gadra leva un regard las vers Eadulf.

— Vous avez l’esprit pratique, Saxon. Seule Teafa a eu la patience d’apprendre la méthode permettant d’avoir accès à l’esprit de Móen. A son tour, elle aurait pu l’enseigner à quelqu’un. Mais je crois qu’elle y a renoncé parce qu’elle estimait que cela valait mieux ainsi.

— Pourquoi donc ?

— Elle a emporté son secret dans la tombe.

Gadra se leva, imitée par Fidelma.

— Je n’ai pas de cheval, annonça le vieil homme.

— Préférez-vous monter avec Dubán ou avec frère Eadulf ?

— Je choisis le second.

Le moine alla chercher les chevaux.

— Votre Eadulf parle très bien notre langue, murmura Gadra à l’adresse de Fidelma qui s’empourpra.

— Il visite notre pays et a été formé dans nos collèges. Et il n’est pas mon Eadulf.

— Pourtant, quand vous parlez de ce Saxon, votre voix est chargée d’une vibration particulière, la taquina l’ermite.

— Il n’est qu’un excellent ami ! répliqua Fidelma, les joues en feu.

— Ne reniez pas vos sentiments, mon enfant, et arrêtez de vous mentir, lui glissa le vieil homme à l’oreille, puis il tourna les talons et disparut dans sa maisonnette.

Fidelma sourit. Païen ou pas, elle appréciait l’ermite, sa sincérité et sa sagesse. Elle croisa le regard de Dubán qui l’observait d’un air inquisiteur.

— Bien que vos croyances diffèrent, je vois que vous estimez Gadra, ma sœur.

— Vous savez, une fois que l’on a dépouillé les choses de leur nom, les différences sont bien minces. Nous avons tous les mêmes ancêtres.

— Peut-être.

L’ermite réapparut avec un manteau de voyage et un sacculus, une besace avec une lanière qu’il passa à son épaule et qui contenait quelques effets et des objets personnels.

— Dites-moi, frère saxon, dit-il tandis que le moine l’aidait à se hisser sur son cheval, je suppose que mon vieil adversaire Gormán vit toujours au rath ?

— Le père Gormán est le prêtre d’Araglin.

— Mais il n’est pas mon père, grommela Gadra. Je ne vois aucune objection à appeler mes semblables mon frère ou ma sœur, mais ils sont peu nombreux sur cette terre que je saluerais du nom de père. Et celui dont l’âme est rongée par le chancre de l’intolérance ne doit pas y compter.

Eadulf se mordit la lèvre, mais l’amusement du Saxon ne trouva aucun écho chez Fidelma, qui demeura de marbre.

— Ne vous souciez pas de Gormán, lança-t-elle en sautant sur son étalon. Au rath d’Araglin, vous serez placé sous mon autorité.

Gadra se mit à rire.

— Chaque personne est placée sous sa propre autorité, Fidelma.

Sur le chemin du retour, ils restèrent silencieux. L’atmosphère de ces bois sombres étonnamment tranquilles semblait favoriser la méditation mélancolique.

Fidelma réfléchissait au mode de communication que Gadra prétendait avoir inventé avec Teafa pour établir des contacts avec un infirme aussi atteint que Móen. Après tout, pourquoi douter de sa sincérité ?

Elle jeta un coup d’œil à Eadulf qui devait se sentir bien mal à l’aise en présence d’une personne qui rejetait la nouvelle foi et suivait les anciens rites. Gadra l’avait bien défini, cela résumait tout à fait Eadulf, si terre à terre. Il acceptait ce qu’on lui enseignait puis s’y tenait sans jamais dévier de son chemin, tel un navire fendant les océans. En comparaison, elle-même n’était qu’une barque légère et capricieuse avançant au gré des vagues. Elle se rappela soudain une maxime d’Hésiode. Admirez la frêle embarcation mais mettez vos marchandises dans le navire.

Elle soupira et se concentra à nouveau sur la tâche qui l’attendait. Mais tant que Gadra n’aurait pas interrogé Móen, elle se perdrait en vaines conjectures. Et maintenant, elle bouillait d’impatience de retourner au rath pour en savoir davantage. L’impétuosité, elle le savait, était son principal défaut, et Eadulf l’avait déjà plusieurs fois sermonnée à ce sujet. Mais elle se consolait en se disant qu’un esprit agité apportait au moins la preuve qu’on était bien vivant.

À cet instant de ses réflexions, Dubán tira brusquement sur les rênes de sa monture et leva la main. Ils s’immobilisèrent tandis que le guerrier écoutait, la tête très droite.

Puis il leur fit signe de sauter à terre.

— Que se passe-t-il ? murmura Fidelma.

— Des chevaux approchent et leurs cavaliers ne se préoccupent pas de dissimuler leur présence.

Fidelma perçut au loin des voix fortes qui s’interpellaient.

— Vite, lança Dubán, par ici, il y a des rochers derrière lesquels nous pourrons nous abriter.

Fidelma exécuta ses ordres sans discuter. Quand un guerrier donnait de tels conseils, mieux valait remettre les questions à plus tard.

Ils le suivirent en silence dans le sous-bois. Eadulf s’éloigna avec les chevaux, escorté de Gadra, tandis que Dubán et Fidelma allaient se cacher pour surveiller le chemin depuis leur poste d’observation.

Maintenant, des rires et des beuglements résonnaient dans la forêt. Fidelma adressa un regard en coin à Dubán. Le guerrier fronçait les sourcils, visiblement anxieux.

— Qu’est-ce qui vous inquiète ? chuchota-t-elle. Vous commandez la garde du chef en Araglin. Pourquoi nous cachons-nous ?

— Un guerrier ne prend jamais la température de l’eau avec les deux pieds. Écoutez.

— Je n’entends que des cavaliers...

— Et moi le bruit de harnachements de guerre, des épées tapant sur des boucliers, le pas de montures lourdement chargées. Et quand je vois un chien de meute rentrer dans un parc à moutons, je m’inquiète de ses intentions.

Il posa un doigt sur ses lèvres.

A travers les arbres, ils virent défiler une douzaine de cavaliers, dont certains portaient des capes légères, et des boucliers à l’épaule. D’autres brandissaient des lances.

A la fin de la colonne, des hommes surveillaient six ânes chargés de paniers de bât. Ils riaient, s’interpellaient, et l’un d’eux raconta une histoire grivoise tandis que les autres s’esclaffaient.

Quand Fidelma aperçut celui qui chevauchait en queue du cortège, elle plissa les paupières. Il ne portait pas de manteau, un arc était accroché à son épaule gauche et il portait le bras droit en écharpe.

Puis la petite troupe s’éloigna, Dubán et Fidelma se redressèrent et allèrent retrouver Eadulf et Gadra qui les attendaient près des bêtes.

— À quoi rime cette comédie ? s’exclama aussitôt Eadulf.

Dubán tira distraitement sur sa barbe noire aux fils d’argent.

— Je parierais que ce sont les voleurs de bétail qui s’en sont pris aux fermes d’Araglin.

— Comment le savez-vous ? s’étonna Fidelma.

— Je n’ai jamais rencontré cette troupe d’étrangers en armes auparavant. À ma place, qu’en déduiriez-vous ?

— Votre raisonnement est assez logique, concéda Eadulf.

— Oui, mais s’ils sont des voleurs de bétail, à quoi riment ces ânes lourdement chargés ? Et où se rendent-ils ? demanda Fidelma.

— Cette route mène vers le sud. En traversant les vallées, vous rejoignez la côte en peu de temps, Lios Mhór et Ard Mór ne sont pas très loin.

— Cette voie est donc plus rapide que celle qui passe par l’hôtellerie de Bressal ? s’enquit Fidelma.

— Elle vous permet de gagner une bonne demi-journée, précisa l’ermite.

— Mais pourquoi nous méfier de ces gens ? s’obstina Eadulf. Je suis peut-être un étranger dans ce pays mais je sais qu’en Irlande, ceux qui portent l’insigne et les vêtements de la foi sont respectés.

— Frère saxon, dit Gadra en posant sa main frêle sur le bras du moine, les coutumes les plus ancrées ne résistent pas à une motivation suffisamment puissante. Pour votre salut, appuyez-vous sur votre bon sens plutôt que sur les vêtements que vous portez.

— Excellent conseil, renchérit Fidelma. Surtout que nous avons déjà rencontré un de ces individus auparavant.

Eadulf écarquilla les yeux.

— Ah bon ?

— Où ça ? s’enquit Dubán.

— Celui qui porte le bras en écharpe. Eadulf lui a décoché une flèche, il y a près de deux jours, lors d’une attaque de l’auberge de Bressal.

Gadra fixa le moine d’un air ébahi, puis il se mit à glousser.

— Eadulf a tiré une flèche sur ce bandit ?

— Comme vous pouvez le constater, il m’arrive parfois de me fier à d’autres moyens de défense que mes vêtements, fit observer Eadulf, très pince-sans-rire.

Gadra lui donna une petite tape dans le dos.

— Vous me plaisez, frère saxon. Il m’arrive parfois d’oublier les charmes de l’esprit pratique, or une barque privée de rames ne permet pas d’avancer sur l’eau.

Eadulf, qui ne savait pas trop comment interpréter la remarque du vieil homme, décida qu’il s’agissait d’un compliment.

Quant à Dubán, il semblait soucieux.

— Donc d’après vous, cette clique aurait attaqué l’auberge de Bressal ?

Fidelma hocha la tête.

— Je suis prête à en témoigner.

— Et Menma ? intervint Eadulf qui s’arrêta net en voyant Fidelma le foudroyer du regard.

Dubán se tourna vers lui d’un air inquisiteur.

— Qu’est-ce que Menma vient faire là-dedans ?

— Eadulf pensait à la nécessité de protéger le rath d’un raid de ces bandits, s’empressa de répondre Fidelma.

Dubán haussa les épaules.

— Menma ne nous serait pas d’un grand secours, mon frère. Le jeune Crítán et certains autres de mes guerriers se chargent de veiller sur le rath, et donc vous vous inquiétez pour rien.

Eadulf se demandait pourquoi Fidelma tenait tant à ce que Dubán ignore la présence de Menma lors de l’assaut de ces brigands contre l’hôtellerie de Bressal. Puis il croisa le regard amusé de Gadra.

Se détournant d’un air irrité, il ramena sa jument sur le chemin.

Cette fois, Dubán les mena à un train plus rapide, lançant son cheval au trot dès que les étroits défilés le permettaient.

À un moment donné, Gadra, en croupe derrière Eadulf, glissa à l’oreille du moine :

— Tournez plusieurs fois votre langue dans votre bouche, frère saxon, et vos paroles n’en seront que plus sages.

Eadulf poussa un grognement agacé et maudit en silence l’intuition du vieil homme.